Excentricité et frottement, à la base des progrès sociétaux ?
Face aux enjeux auxquels nous sommes confrontés (phénomènes climatiques extrêmes, chute de la biodiversité, raréfaction des ressources naturelles –eau, métaux …-, pour ne citer qu’eux), nous savons désormais que devons transformer nos sociétés en profondeur. En effet, le problème n’est pas à l’échelle de « fermer le robinet quand on se lave les dents », de « mettre un pull pour moins chauffer » ou de « débrancher nos appareils en veille », même s’il faut le faire.
Comme nous l’entendons de plus en plus souvent, il nous faut « changer de paradigme », « engager des transformations radicales » …, tous ces mots qui bousculent notre zone de confort et que nous n’aimons pas entendre.
Mais comment « imaginer demain » en partant de nos représentations, de nos certitudes, voire de nos croyances d’aujourd’hui ? « Comment peut-on résoudre un problème avec le même mode de pensées qui l’a créé ? » aurait dit Albert Einstein. Depuis notre enfance, nous intégrons des représentations collectives (1), des normes sociales qui s’ancrent progressivement dans notre inconscient, la plupart du temps « à l’insu de notre plein gré ». Et à des questions face auxquelles nous avons du mal à argumenter, nous aurions tendance à répondre « c’est normal, c’est comme ça… ». Et nous le dirions avec évidence, sincérité, conviction, mais sans savoir vraiment pourquoi.
L’ensemble de ces représentations collectives forme ce que nous pourrions appeler « le système » qui nous permet de vivre ensemble en société. Il s’agit de règles communes que la grande majorité d’entre nous avons adoptées, acceptées, intégrées. Nous baignons dans cette « normalité » et nous la nourrissons qu’on le veuille ou non, consciemment ou non, avec envie ou à regret.
Mais « à chaque époque sa normalité » pourrait-on dire. Ce que nous considérons aujourd’hui comme inconcevable, voire insupportable, constituait pourtant la « normalité » du passé. Les exemples sont nombreux, qu’il s’agisse de l’esclavage, du travail des enfants, du droit des femmes …
« Les hommes ont été donnés par la nature au gouvernement. Il s’en est chargé sous la promesse de les occuper et de les nourrir. Le gouvernement a pris un engagement sacré avec la nature, il serait affreux de le rompre »
Chambre de commerce de Nantes, 1814.
« L’emploi des enfants est d’une nécessité absolue et la question de leur admission en général en serait une de vie ou de mort pour nos fabriques. […] Dans les tissages et les imprimeries, leur fatigue se borne à exercer debout un mouvement constamment répété, ce travail n’est généralement ni fatigant, ni gênant […] »
Chambre de commerce de Mulhouse, 1837.
« Plus que pour manier le bulletin de vote, les mains de femmes sont faites pour être baisées…
Séduire et être mère, c'est pour cela qu'est faite la femme […] »
Alexandre Bérard, vice-président du Sénat de 1919 à 1923
Faire évoluer nos représentations collectives demande du temps, souvent du temps long, et surtout des « excentriques » comme les appelle Jaime Serra (2). Nous connaissons souvent leur nom, comme Martin Luther King, Mahatma Gandhi, Nelson Mandela …, mais pas celui des héros inconnus qui y ont contribué, souvent sur plusieurs générations. Ces nouvelles représentations sont alors qualifiées d’avancées sociales, mais elles peuvent aussi constituer des régressions (à postériori) comme celles au cours de la première moitié du XXème siècle.
COMMENT ÉMERGENT LES INNOVATIONS SOCIALES ?
Cette question est assez bien documentée par de nombreux ouvrages et études, mais faisons le choix d’en simplifier l’approche en partant de l’animation infographique et pédagogique (ci-après) de Jaime Serra.
A la recherche d’un équilibre vital, le « système » va souvent commencer à s’opposer aux « excentriques », à les maitriser (parfois à raison car ils ne sont pas tous « gentils »). Si le « frottement » déstabilisateur des « normaux » prend de l’ampleur, alors le « système » va alors décider « d’absorber » progressivement ces innovations sociales. Elles s’institutionnalisent. L’excentricité devient normalité.
Les grandes évolutions sociales prennent donc la plupart du temps leur source en dehors du « système » garant de la « normalité ».
Dans une approche systémique, comment alors imaginer un changement de paradigme, des transformations radicales auxquelles nous sommes confrontées si nous n’interrogeons pas la « normalité » d’aujourd’hui ? Nos descendants ne porteront-ils pas un regard sévère (pour ne pas dire plus) sur le référentiel de notre époque, comme nous le faisons parfois avec celui de nos ainés ?
Cet exercice de « mise en interrogation » est particulièrement difficile car il vient bousculer, au plus profond de nous-même, des certitudes que nous pensons vérités. Le travail consiste entre autre à oser interroger les « briques de base » qui structurent notre modèle de développement, notre « système ». Ces questions, impertinentes pour beaucoup d’entre nous, insupportables pour d’autres, commencent souvent par « est-il normal » par exemple :
- que la finance ne serve pas uniquement l’économie réelle ?
- que la loi implicite de « l’offre et la demande » détermine le prix ?
- qu’il n’y ait pas un revenu de base pour tous … et un revenu maximum ?
- qu’une heure travaillée ne soit pas rémunérée pareil, que l’on soit ouvrier ou cadre ?
- que la propriété ne soit pas uniquement limitée à l’usage ?
- d’hériter financièrement de ses parents ?
- que les règles électorales ne permettent pas de voter par pondération pour différents candidats ?
- de parler de « ressources » naturelles, et même de Nature ?
- de toujours obéir à la loi ?
- …
En cette période d’irréversibilités climatiques et de biodiversité, n’est-il pas indispensable de se poser ces questions (et d’autres), individuellement et collectivement, d’échanger et d’argumenter ? Et surtout soyons bienveillant.es envers les « excentriques » d’aujourd’hui.
Souvenons-nous des propos de Michel Serres (4) en mars 2019, juste avant de nous quitter : « Mon métier est l’histoire des sciences. J’ai beaucoup travaillé l’histoire des inventeurs. Qu’est-ce qu’un inventeur ? C’est très simple, c’est quelqu’un qui désobéit. Il n’est plus dans le paradigme précédent, il fait un pas de côté et il invente quelque chose. Alors personne le croit bien entendu. Mais il paie le prix en n’étant pas cru. Il a désobéi ».
Oser faire un pas de côté, tout un programme !
On en reparle ?