Peut-on (vraiment) décarboner notre économie ?

Qui n’a pas lu ou entendu dire qu’il fallait changer de modèle de développement, changer de paradigme, que notre système nous menait « dans le mur », qu’il était à bout de souffle… ? Les arguments avancés, souvent abordés de manière thématique (climat, ressources naturelles, biodiversité, inégalités…), ne permettent pas à eux-seuls de justifier ces propos car pris séparément. Essayons alors une approche plus systémique.
Partons de l’hypothèse de la recherche d’un développement basé sur le « bien-vivre entre nous » les humains, ainsi que sur « l’harmonie entre les humains et les non-humains ». Prenons alors les deux indicateurs qui caractérisent le mieux ces deux visées : (1) l’Indicateur de Développement Humain et l’Empreinte Ecologique.

L'indice de développement humain (IDH), créé par le PNUD en 1990, se fonde sur trois critères : le PIB par habitant, l'espérance de vie à la naissance et le niveau d'éducation des enfants de 17 ans et plus. Le PIB par habitant seul n'évalue en effet que la production économique et ne donne pas d'information sur le bien-être individuel ou collectif. L’IDH est compris entre 0 et 1 (excellent).
L'empreinte écologique est un indicateur qui comptabilise la pression exercée par les humains sur les ressources naturelles et les « services écologiques » fournis par la Nature. Elle mesure les surfaces alimentaires productives de terres et d'eau nécessaires pour produire les ressources qu'un individu, une population ou une activité consomme et pour absorber les déchets générés, y compris les émissions de gaz à effet de serre.

L’indice de développement humain est constitué d’un « panier » d’indicateurs (niveau de vie, santé et éducation). A noter qu’en 2010 a été ajouté le critère des inégalités (IDHI).
L’empreinte écologique mérite d’être clarifié car son unité, en hectares globaux par habitant, n’est pas facile à comprendre. On peut traduire cet indicateur de manière plus pédagogique en « jour du dépassement » (2), jour à partir duquel l’humanité a consommé les ressources que la terre peut régénérer en un an. On peut également prendre le nombre de planètes Terre qu’il nous faudrait pour consommer ces ressources. Rappelons à l’occasion que nous ne disposons que d’une Terre !
La vidéo illustre, de 1980 à 2011 pour chaque pays (3), l’évolution croisée de ces deux indicateurs : Empreinte Ecologique versus IDH.
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A noter que la taille d’un cercle est proportionnelle au nombre d’habitants du pays concerné. A noter également la zone verte en bas à droite, zone dans laquelle nous devrions tous évoluer. L’IDH y est en effet supérieur à 0,8, valeur à partir de laquelle le « bien vivre » (niveau de vie, santé, éducation) devient satisfaisant, et l’empreinte écologique reste dans les limites de notre planète.

Si nous pouvons nous réjouir de l’augmentation de l’IDH mondial passé de 0,6 en 1990 à 0,74 en 2020, il n’en est pas de même pour l’empreinte écologique. Plus le progrès social avance (niveau de vie, santé et éducation), plus il nécessite des ressources naturelles. En 1970, il fallait une Terre pour assurer les « besoins » des humains. Il en fallait 1,5 en 2011 et 1,7 en 2021. Et si chacun vivait comme un.e français.e, il faudrait, toujours en 2021, 2,9 Terre (4,8 Terre pour un.e américain.e). Est-ce bien raisonnable ?
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En observant la trajectoire moyenne du développement des pays, de 1980 à 2016 (à défaut de disposer des années suivantes), se dessine alors une courbe (en noire ci-contre) qui caractérise notre modèle de développement.
Il est clair que cette trajectoire ne rejoint pas la zone dite compatible avec les limites physiques de notre planète. Aucun pays ne s’y trouve (4).
Certains responsables politiques, comme Richard Nixon en 1970 (5), pour ne citer que lui, nous avait alerté sur la situation. Mais nous n’avons rien fait. Aujourd’hui, les conséquences de l’inaction se font de plus en plus sentir, et ça ne fait que commencer (6) : phénomènes climatiques extrêmes, impacts sur l’agriculture, réfugiés climatiques, chute de la biodiversité, épuisement de ressources naturelles comme l’eau et les métaux... Et ce sont toujours les mêmes qui vont en subir les conséquences, les plus pauvres.
Les gouvernements commencent seulement à (ré)agir avec une stratégie qui consiste principalement à décarboner l’économie et à développer l’économie circulaire. Ils visent une « croissance verte ».
Les gouvernements commencent seulement à (ré)agir avec une stratégie qui consiste principalement à décarboner l’économie et à développer l’économie circulaire. Ils visent une « croissance verte ».
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Sans changer fondamentalement notre modèle de développement, il s’agit d’abaisser la trajectoire (en noir, figure ci-contre) afin de rejoindre la zone des limites physiques de la planète, tout en maintenant ce « bien vivre » auquel nous tenons. Logique non ?
Mais est-ce possible socialement et techniquement, avec nos modes actuels de production et de consommation ? Est-ce possible dans le « temps qu’il reste » comme nous le rappelle régulièrement le GIEC ? Est-ce possible sans interroger certains fondamentaux de notre modèle de développement comme la finance, la publicité, les envies, la concurrence débridée, la propriété, la loi de l’offre et la demande pour ne citer qu’eux ? Est-ce possible, dans un cadre de justice sociale, sans une certaine reconfiguration des « briques de base » de nos sociétés ?
Après les deux premiers articles (5 & 6) de culture générale, plutôt consensuels, on commence ici à « entrer dans le dur » avec des questions qui nous touchent directement. A ce stade, ne faudrait-il pas commencer à s’interroger sur nos représentations, nos certitudes, fortement ancrées dans nos inconscients individuels et collectifs ?
On en reparle ?
notes
(1) Ces indicateurs sont bien évidemment critiquables, du fait notamment des limites des indicateurs agrégats et qu’ils ne disent rien des disparités autour des moyennes. Une augmentation de l'espérance de vie par exemple est théoriquement substituable à une augmentation du PIB, ce qui n’a pas de sens.
(2) Il s’agit du jour à partir duquel nous avons pêché plus de poissons, abattu plus d’arbres, construit et cultivé sur plus de terres que ce que la nature peut nous procurer au cours d'une année. Cela marque également le moment où nos émissions de gaz à effet de serre par la combustion d’énergies fossiles auront été plus importantes que ce que nos océans et nos forêts peuvent absorber. En 2022, ce jour était le 28 juillet pour l’humanité.
(3) Basé sur les travaux d’Aurélien Boutaud. Voir L'empreinte écologique, Aurélien Boutaud et Natacha Gondran, La Découverte, 2009.
(4) En 2011, un seul pays était dans cette zone : Cuba. Du fait de l’embargo des Etats-Unis, ce pays a développé une économie de réparation, de réutilisation, de recyclage, de « débrouille »… à faible impact sur son environnement. Doté par ailleurs d’un système de santé et d’éducation reconnu, l’IDH de Cuba dépassait alors la valeur de 0,8. Cependant, ces indicateurs ne disent rien du système politique.
(5) Richard Nixon, un lanceur d’alerte écologiste ? Bernard Lemoult, article 1/5, août 2022
(6) Climat, avons-nous le choix du nombre de degrés en plus ? Bernard Lemoult, article 2/5, septembre 2022